25 novembre 2018 Théâtre

Gosselin adapte DeLillo avec brio malgré une overdose d’effets spéciaux

L’impressionnante machine théâtro-cinématographique de Gosselin fonctionne à merveille : hypnotisante, elle nous catapulte dès les premiers instants dans l’univers don-delillesque. Pourtant, certains rouages affaiblissent selon moi la portée du spectacle.

Joueurs, Mao II, Les Noms
D’après Don DeLillo
Mise en scène de Julien Gosselin

© Christophe Raynaud de Lage

Aux Ateliers Berthier [Théâtre de l’Odéon], Paris
Du 17 novembre au 22 décembre 2018

Après l’adaptation des Particules élémentaires du français Michel Houellebecq, de 2666 de chilien Roberto Bolaño, Julien Gosselin s’attaque à l’américain Don DeLillo dont les motifs romanesques sont sensiblement similaires aux thèmes sur lesquels le metteur en scène reste concentré : la littérature, la violence, la façon dont un être humain subit l’Histoire ou la société.

Joueurs, Mao II, Les Noms : trois romans de Don DeLillo dans un même objet théâtral.

Les personnages de l’écrivain sont emportés par le mouvement global de l’Histoire politique, mais aussi et surtout par des phénomènes inexplicables. La peur, le doute, l’ennui, l’impossibilité de l’amour animent les protagonistes représentatifs d’une certaine société américaine, et les entraînent mystérieusement vers des actions ancrées dans l’Histoire, les guerres, les archaïsmes les plus violents et les plus purs.
Dans Joueurs, l’ennui d’un trader new-yorkais dans son couple le conduit à s’engager dans le terrorisme, dans la lutte entre la radicalité et le libéralisme aux Etats-Unis dans les années 1980.
Dans Mao II, un écrivain qui veut à tout prix vivre caché du monde se confronte soudainement au terrorisme moyen-oriental des années 1990.
Enfin, dans Les Noms, un homme d’affaires américain à Athènes trompe sa solitude en se lançant dans une vaste enquête sur une secte violente tuant ses victimes en se basant sur l’alphabet, au beau milieu d’un bassin méditerranéen en pleine crise politique dans les années 1970.
Un texte plus court de DeLillo, Le Marteau et la Faucille, qui aborde des questions de terrorisme, de finance, de violence et des paroles politiques issues de mai 1968 et des activistes des années 1970 sert d’intermède entre Mao II et Les Noms.

© Simon Gosselin

Violence et littérature.

Ces textes qui n’ont pas été conçus comme une trilogie par DeLillo se répondent au plateau de par les problématiques similaires qu’ils soulèvent. Les trois livres mettent notamment en lien la question de la pensée et de l’écriture avec la question de la violence et du terrorisme.
Comment lutter contre le système ?, se pose t-on la question dans Joueurs : faut-il fermer les universités par la violence pour repenser l’enseignement supérieur et mettre fin aux « universitaires qui considèrent les autres uniquement comme des récepteurs » ?
La grande question qui traverse Mao II est que les terroristes ont volé la place des romanciers : ils sont des producteurs de fiction bien plus puissants que les écrivains, grâce à leur surlangage, leurs slogans, leur parole politique omniprésente et médiatisée.
La réflexion de la violence par les mots se poursuit dans Les Noms, où une secte tue des villageois simplement parce qu’ils portent les mêmes initiales que les membres de cette secte. Le spectacle s’achève sur la découverte de cette pensée archaïque selon laquelle le langage suffirait à créer la mort, et tout cela résonne  aussi étrangement que rationnellement avec les crises qui secouent les premières décennies de notre XXIe siècle.

La recherche artistique de Julien Gosselin : l’élongation du temps.

Le marathon que nous propose Julien Gosselin constitue un défi à part entière : le spectateur vit au théâtre à la fois la temporalité de la lecture, s’immergeant dans la durée, et l’émotion forte du cinéma, hypnotisé par le rythme des effets spéciaux. Une expérience de spectacle total, qui permet une plongée dans les idées, dans la fiction, et qui imprègne encore longtemps la mémoire du spectateur après la sortie en salle, comme si de fin il n’existait pas vraiment.
Les trois pièces peuvent se voir séparément, un soir par pièce en semaine, ou à la suite avec une intégrale le week-end. L’intégrale, soit plus de 9 heures de spectacle, ou 10 heures passées sur place au théâtre, est ponctuée d’intermèdes entre les trois pièces qui permettent aux spectateurs de faire une pause, se restaurer, se dégourdir les jambes. Le charme de l’intégrale, c’est que cela nous renvoie aux fondamentaux de la tragédie grecque : des journées entières étaient consacrées à assister aux représentations et considérées comme des obligations citoyennes.

Fabrique d’images.

Le dispositif scénique cher à Gosselin, résolumment cinématographique, est encore plus abouti que dans ces précédentes mises en scène et hypnotise très rapidement : des films complets sur grand écran, du théâtre à travers un dédale de pièces et d’espaces qui se dévoilent au fur et à mesure, trois musiciens et de la musique électro en direct, des effets spéciaux comme au cinéma… L’énorme travail d’écriture de plateau et de scénographie se ressent : les scènes sont articulées finement, suivent linéairement la fiction de DonLillo, entretiennent le suspense, créent des ambiances selon chaque scène. La possibilité d’avoir à la fois des plans larges de l’action sur le plateau et des gros plans de personnages sur l’écran donne des perspectives dramaturgiques inédites.

© Christophe Raynaud de Lage

Mais, si l’objet long a pour fins d’immerger le spectateur dans la fiction et la réflexion, de déjouer ses attentes et son confort, de contrer le rapport de consommation au spectacle, certains rouages s’avèrent particulièrement contradictoires, voire frustrants ou agaçants.
Une première partie assez longue se passe uniquement sur écran, d’autres scènes entières enferment les personnages dans des espace clos ­— ces dispositifs qui répondent à des contraintes cinématographiques ou esthétiques — écrasent voire écartent complètement le jeu des comédiens et éloignent le public au point de se demander si on n’aurait pas mieux fait d’aller carrément au cinéma.
Les comédiens adaptent leur jeu et leur positionnement par rapport à la caméra, ce qui crée des effets visuels intéressants, mais au détriment de l’expressivité des visages et des nuances. Le jeu est bien souvent le même : gros plans et portraits sur des personnages fermés et impassibles, aux regards vides ou déterminés, ou des personnages criards et sur-vitaminés.
L’écriture cokaïnée de DeLillo est traduite sur scène par une diction rapide et hachée, un volume hypra-sonore et ultra-rythmé, par une performance physique au détriment de l’approfondissement des personnages. Le nombre de scènes où les comédiens se cachent derrière des cigarettes et des verres d’alcool est incalculable. Si fumer et boire sur scène peut effectivement représenter une certaine ambiance, est-il nécessaire de le sur-montrer ?
Puis au contraire, la fin de la dernière pièce est épurée de tout recours cinématographique, le retour au théâtre pur symbolisant certainement l’instant de vérité final. Mais le monologue final d’Owen est insupportable d’immobilisme et d’absence de jeu. Et la scène finale de danse de nus sous la pluie sert-elle vraiment le texte ?
On passe ainsi du noir au blanc, ce qui a pour effet de construire des scènes et personnages assez caricaturaux, et de diminuer le sens du texte de DeLillo.

Une trilogie à voir donc, car l’expérience que propose Gosselin est unique et son travail théâtro-cinématographique fascinant ; mais les stratagèmes du grand écran qui dynamitent la narration contribuent également à l’affaiblir. Cette apologie du cinéma au théâtre me fait frissonner : j’ai eu l’impression d’assister à une confusion des genres plutôt qu’à une complémentarité, où le genre « mainstream » prenait plus d’importance que le reste. Le diktat de l’image est aussi une forme de terrorisme…

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