12 novembre 2015 Théâtre

« The Last Supper », la Cène revisitée par Ahmed El Attar

L’auteur et metteur en scène égyptien Ahmed El Attar réunit autour d’une table onze membres d’une famille cairote aisée. Un repas ordinaire qui met en lumière les travers de la bourgeoisie qui règne sur l’Égypte, peu préoccupée par les problèmes de fond qui secouent le pays, tenant à ses privilèges et prérogatives au mépris de l’intérêt général.

The Last Supper
Texte et mise en scène d’Ahmed El Attar

Au Théâtre de Gennevilliers
Du 9 au 15 novembre 2015

Ahmed El Attar, acteur culturel cairote engagé
Le 11 février 2011, la révolution mettait fin à la présidence d’Hosni Moubarak. Trois ans plus tard, le 8 juin 2014, l’ancien militaire Abdel Fattah al-Sissi prend les commandes. L’élite cairote ne s’en émeut pas.
Cela n’a pas échappé, comme mille autres détails apparemment insignifiants, à l’auteur et metteur en scène Ahmed El Attar, acteur culturel très engagé au Moyen-Orient, directeur notamment du Downtown Contemporary Arts Festival dédié à la création indépendante de plus en plus menacée.

The Last Supper © Mostafa Abdel Atty

The Last Supper © Mostafa Abdel Atty

Une mise en scène lourde de sens
Réunis autour d’une table pour un banal souper, onze membres d’une même famille, de la nounou à la figure patriarcale du général, papotent pour tuer le temps.

La table, en plastique transparent, comme les chaises, sépare les acteurs du public, comme une sorte de mise à distance, de vitre d’observation. La position assise des acteurs, retranchés derrière cette table, tout le long de la pièce, donne une vision très statique des personnages. Hormis les serveurs et les enfants qui sortent de cet étroit champ de vision, comme s’ils n’étaient pas les sujets principaux. Cette mise en scène confère au public un poste et un rôle d’observation qui livre d’emblée l’angle de vue du metteur en scène sur la « nukhba », c’est-à-dire en arabe, l’élite. Éloignée du monde réel, insouciante des conflits actuels, la bourgeoisie cairote ne se préoccupe que de ses intérêts de classe économiquement dominante.

L’image de cette famille est à elle-seule une vision politique d’El Attar. La place à table de chacun représente le rapport entre ses membres comme le rapport entre l’élite et le peuple. La souveraineté du père, au centre, correspond à celle du président ; le général, à la droite du père, figure l’importance de l’armée dans l’organisation du pays. Les fils entourent ceux-ci, les belles-filles aux extrémités de la table. La chaise la plus centrale est vide, on suppose que c’est celle de la mère, la personne que l’on attend et qui ne viendra pas.

Les multiples conversations menées en même temps ont comme sujet l’argent, les biens matériels, le shopping, les voyages ou les selfies sur Facebook. La situation politique et sociale du pays est absente, ou résumée en quelques mots par ce constat manichéen peu argumenté : il y a les riches et la vermine. La surabondance de paroles et l’agitation générale offrent le spectacle de personnages vains, superficiels. Le vrai problème selon El Attar, ce sont ces gens qui ont le pouvoir et l’argent, qui ont voyagé, qui ont les moyens de réfléchir, de développer une conscience, d’améliorer la situation, mais qui ne font strictement rien. Ils sont ignares et vides de l’intérieur, voilà ce qui tire le pays vers le bas.

The Last Supper © Mostafa Abdel Atty

The Last Supper © Mostafa Abdel Atty

Souper et jugement derniers ?
Ces personnages futiles n’en sont pas moins puissants, bien au contraire. Leur capacité à donner des ordres, juger de tout, briser des vies, s’en trouve multipliée. Ceci est expliqué dans la mise en scène d’El Attar à travers un incident qui survient : apparemment, un serveur aurait tordu le bras d’un des enfants et le voilà menacé d’être renvoyé ; le fait que le spectateur n’ait pas été témoin de la scène l’empêche d’arbitrer, bien qu’il puisse estimer la punition disproportionnée par rapport à la faute soi-disant commise. C’est ainsi que nous sommes aussi spectateurs du monde réel : il est parfois difficile d’intervenir quand on n’a pas en main toutes les ficelles des crimes, quand la vérité est cachée ou détournée. El Attar nous rend témoins muets et impuissants de la scène qui se passe sur le plateau comme dans la vie, comme pour mieux nous rendre lucides. Notre passivité et notre frustration doivent nous pousser, à la sortie du spectacle, à la réflexion et à l’action.

El Attar choisit l’image de la Cène pour, non pas donner une symbolique religieuse à son spectacle, mais se réapproprier sa signification, à travers le thème de la famille. L’idée n’est pas d’évoquer une culture chrétienne – ou musulmane d’ailleurs – mais plutôt d’en utiliser les images, les symboles.  Par exemple, le père, placé au centre de la table, n’est pas le Christ ; mais sa position centrale permet d’attirer l’attention et de souligner l’antithèse avec la figure christique censée représentée la vertu et le sacrifice : un petit gros avec un cigare, qui rigole et parle d’argent tout le temps. Autre exemple, la chaise vide qui symbolise la personne absente, fait planer sur le tableau l’ombre d’une menace ; ça peut être la trahison de Judas, représentée ici par la confrontation entre le père et le fils rebelle ; ça peut être aussi la désapprobation silencieuse de la personne absente qui a décidé de retarder son arrivée afin de ne pas participer au souper et aux conversations légères, tel un acte de dénonciation ; ça peut être autrement un acte de défaite, celui d’une femme qui n’arrive plus à faire ce qu’on lui demande ; il peut aussi lui être arrivé quelque chose, mais personne ne s’inquiète en tout cas de cette absence, comme si cette femme ne manquait pas, ou alors comme si cette famille se pensait inatteignable, comme si le danger n’existait pas. Il semble à travers cette scène qu’El Attar en appelle aussi à la réorganisation de la structure trop patriarcale de la famille, à un réarrangement du pouvoir au sein du foyer.

Comme en écho à la prémonitoire Table verte de Kurt Jooss annonçant la montée du fascisme et la deuxième guerre mondiale, The Last Supper renseigne sur l’Égypte d’après Moubarak et sur ses nouveaux dirigeants. La bourgeoisie, autrefois éclairée, s’y délite. «Pour moi, dit Ahmed El Attar, le théâtre, en gros, l’art, est un container de la vie. L’image de la famille dresse un constat de la société. »

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