« Les Particules élémentaires » par Julien Gosselin
Je n’avais pas vingt ans lorsque j’ai lu Les Particules élémentaires de Houellebecq ; à l’époque, la liberté de ton de l’écrivain me fascinait, je prenais certains passages pour de la provocation, restant au final sur une note d’amertume et de pessimisme général. Impression similaire à la lecture d’autres de ses œuvres. Bien des années plus tard, la mise en scène saisissante et juste de Gosselin m’apporte un nouveau regard sur ce texte porteur.
« Les Particules élémentaires »
D’après Michel Houellebecq (1998)
Mise en scène de Julien Gosselin
Du 9 octobre au 14 novembre 2014
Aux Ateliers Berthier/Théâtre de l’Odéon, Paris
Pour nous faire comprendre Houellebecq, Gosselin a misé sur les artifices du spectacle et ça fonctionne. Du plateau « espace-temps » imaginé en grand, en passant par une bande sonore étourdissante, l’alternance textuelle entre ironie, poésie et utopie fait émerger la pensée houellebecquienne. Qu’on soit d’accord ou pas, celle-ci a le mérite de faire réfléchir.

Les Particules élémentaires © Simon Gosselin
Une mise en scène surprenante qui plonge d’emblée dans le vif du sujet.
Comédiens constamment sur le plateau : tour à tour acteurs et régisseurs lorsqu’ils ne sont pas en jeu ; musique prédominante : des concerts live se passent littéralement sous nos yeux – chapeau bas aux comédiens qui deviennent alors musiciens ; effets spéciaux prenant par surprise : fumée envahissant la salle à la deuxième partie, soufflerie géante à la fin… Le plateau Gosselin nous livre en direct des sensations fortes.
Des personnages comme dans la vie réelle.
L’histoire malheureuse de deux demi-frères en quête de sexe et en mal d’amour, à travers les couples de classe moyenne que forment Bruno/Christiane et Michel/Annabelle, paraît d’autant plus réelle que la distance assumée dans le jeu des comédiens illustre parfaitement la tragédie des sentiments : l’immaturité, la difficulté d’exprimer ses sentiments, la honte d’avouer ses faiblesses, la solitude, la crainte de donner sans retour, le repli sur soi, la souffrance de ne pas savoir aimer dans une société dominée par l’individualisme. Parfois, le comique – salvateur – surgit ; ou trop rarement, un mot d’amour, comme un peu de baume sur le cœur. Finalement, l’explosion des sentiments est extrême, menant aux larmes, à la mort, à la folie.

Les Particules élémentaires © Simon Gosselin
Une adaptation en hommage au roman de Houellebecq.
Malgré une fin en longueur – ultimes monologues qui mettent à l’épreuve la concentration vacillante du spectateur au bout de trois heures de spectacle – l’intention de Gosselin d’étendre le temps littéraire est louable.
Julien Gosselin – propos recueillis par Daniel Loayza, Paris, octobre 2014
On dit souvent que l’écriture de Houellebecq est cynique et désespérée. Désespérée, à la rigueur, ça pourrait m’aller. Mais cynique ? S’il était cynique, son regard d’écrivain dominerait ses sujets avec hauteur, laisserait tomber sur eux un jugement empreint de supériorité. Ce n’est pas le cas. Par contre, autant sa perception des choses est dénuée de cynisme, autant elle est chargée d’ironie. Une ironie qui a évidemment une forte dimension satirique. Mais chez Houellebecq, satire et compassion font très bon ménage. C’est un écrivain assez puissant pour pointer les travers sans nécessairement leur imposer une certaine violence moralisatrice. J’aime énormément cette qualité chez lui.

Les Particules élémentaires © Simon Gosselin
Il ne s’en tient pas à l’ironie. Elle s’accompagne toujours d’autre chose, qui est comme la marque de fabrique de son écriture : une sorte de nonchalance clinique. […] En plongeant son lecteur dans cette atmosphère, Houellebecq le laisse prendre ce qu’il lit au premier degré, ou au deuxième, ou comme il voudra. Il lui laisse le choix. Et même, quand on l’a beaucoup pratiqué, on finit par s’apercevoir qu’il n’y a même plus besoin de choisir. On peut flotter, se laisser porter entre différents niveaux de lecture. Il y a une sorte d’indétermination qui produit des effets d’une beauté très particulière, parce qu’une fois encore, c’est en même temps d’une extrême précision. […]
L’ironie imprègne la phrase de Houellebecq. Elle fait le sel de son écriture. C’est elle qui lui donne son rythme […]. Ce qui crée la beauté chez Houellebecq, c’est son sens du médian ou du médium, disons sa sensibilité particulière à la médiocrité au sens littéral : le médiocre, c’est ce qui est situé dans une moyenne, mais une moyenne faible, fragile, toujours menacée de basculer dans le minable, sans succomber tout à fait. Devant les individus et la société où ils vivent, Houellebecq explore une zone grise, une grisaille qu’il parsème d’éclats de lyrisme, de poésie, mais le médium de sa peinture, ce qui en fait le liant, c’est toujours cet être moyen, socialement, intellectuellement, […], cette classe de gens qui vivent dans des bureaux et qui se débrouillent comme ils peuvent dans ces décors-là avec leurs obsessions sexuelles… Cette grisaille, ce sens du flou, on le retrouve dans sa phrase, parce que comme chez tout véritable écrivain, forme et fond sont étroitement liés. […]

Les Particules élémentaires © Simon Gosselin
Ce qu’on dit de sa phrase, on pourrait le dire de tout son roman. Il est question d’une lamentable histoire, mais racontée sur fond d’avenir radieux. Oui ou non, est-ce que Houellebecq désire qu’advienne le monde dont il parle à la fin des Particules ? J’ai toujours du mal à me faire un avis. Peut-être qu’à la fin des 120 représentations restantes, ce sera plus clair !… Mais à certains égards je pense que la réponse serait oui. Imaginez une société où on pourrait avoir des relations sexuelles par amabilité – une société où la sexualité serait elle aussi un domaine où pourrait s’illustrer un principe fondamental chez Houellebecq, le principe de bonne volonté. Bien sûr que c’est une utopie : il n’existe pas de communauté durable où la sexualité soit une manifestation possible de la bonne volonté, où les frontières ne seraient pas aussi rigides entre individus. Mais une telle société serait certainement sortie de l’ère de l’individualisme libéral. Cette sortie-là, il me semble que Houellebecq la désire, et personnellement, je le rejoins là-dessus. […] Moi, je vois surtout la question qu’il pose : celle des limites de l’individualisme, celle de la liberté. Et si on le lit comme moi, on voit qu’étrangement, les seules « solutions » vers lesquelles il pointe, qu’il s’agisse de contrer l’individualisme ou le libéralisme, ce sont la justice, la bonne volonté et l’amour. Je dis que c’est étrange, parce qu’on voit en lui un cynique, un narcissique, alors qu’au fond il brandit les armes de la naïveté la plus radicale. C’est une naïveté combattante – autant dire, à un certain point de vue, un aveu d’échec. Mais je suis convaincu que si on arrive à déchiffrer ce point de naïveté chez Houellebecq et à l’assumer avec lui, sa lecture devient encore plus passionnante. Quand le combat est mené, quand la compétition sexuelle a eu lieu et qu’on a échoué, car on échoue toujours à un moment ou à un autre, quand on est au-delà de la défaite, c’est alors qu’il faut retrouver suffisamment de naïveté pour continuer à essayer de vivre. Pour croire en l’amour, en la justice. Moi, ce genre de pensée m’aide à vivre. Houellebecq, qu’on a pu dire nihiliste, porte cela dans son écriture. L’ironiste s’attrape par les tirants de ses bottes pour se hisser jusqu’à la lune, et nous avec… C’est une sorte de bootsrap d’après tous les désastres. Une façon élégante de surmonter, ou plutôt de traverser en beauté, la dépression de l’époque.