1 septembre 2015 Théâtre

Les Géants de la montagne

Mettre en scène le texte ardu et inachevé de Pirandello relève du défi ; Braunschweig ne s’en sort pas si mal, replaçant au XXIe siècle l’ultime œuvre du dramaturge italien, afin d’interroger la place de la culture et le rôle des artistes dans une société toujours davantage en proie à l’homogénéisation des pensées et à l’obsession de rentabilité.

Les Géants de la montagne
Texte de Luigi Pirandello (1936, inachevé)
Mise en scène de Stéphane Braunschweig (création)

Au Théâtre de la Colline, Paris
Du 2 septembre au 16 octobre 2015

Avec Dominique Reymond et Claude Duparfait.

Théâtre versus société de consommation
La troupe de théâtre de la « Comtesse » Ilse, rejetée de partout après l’échec de La Fable de l’enfant échangé, la pièce d’un poète suicidé, atterrit dans la villa de Cotrone et de marginaux qui vivent dans la montagne, retirés du monde. Persuadé que l’œuvre qu’ils veulent continuer à jouer ne pourra jamais être entendue dans un monde qui ne voit l’art que comme un divertissement et qui a placé bien plus haut sur l’échelle des valeurs la quête sans frein de l’argent, Cotrone propose aux acteurs de s’installer définitivement dans la villa pour y représenter leur pièce « entre eux », sans plus rien attendre du moindre public.
Cotrone décrit la villa comme le règne de l’imaginaire, l’endroit où ils pourront échapper enfin à la vie réelle, qui n’est plus pour eux qu’une suite d’échecs, artistiques et personnels. La tentation de s’arrêter là est grande pour les acteurs. Mais Ilse ne peut se résoudre à laisser vivre seulement « en elle » l’œuvre du poète et veut continuer de la porter parmi les hommes.

Les Géants de la montagne par Braunschweig © Elizabeth Carecchio

Les Géants de la montagne par Braunschweig © Elizabeth Carecchio

Pirandello en 1936, Braunschweig en 2015
Est-ce que l’art a encore sa place dans la « brutalité du monde moderne » ? demande Pirandello. Lui qui semble projeter dans Cotrone sa propre tentation de se replier au pays des rêves, loin de la société totalitaire – celle du pouvoir fasciste – contre laquelle il écrit Les Géants de la montagne. Ou bien faut-il au contraire résister et se battre, même si les chances de victoire sont infimes ? Résister en se débattant avec la tentation du repli, comme en témoigne cette pièce qu’il porta longtemps sans parvenir à l’achever.
Le monde dans lequel nous vivons n’est certes plus imprégné du fascisme de Mussolini, mais du désespoir engendré par la « pensée unique », du sentiment des peuples de n’avoir plus leur place dans une société mondialisée, de la montée des xénophobies et des intolérances, des menaces qu’elles font peser sur la liberté d’expression et de pensée, des crises économiques qui obligent les États à resserrer leur intervention aux dépens de l’art, risquant la domination d’un seul modèle commercial de divertissement – tout cela fait écho aux interrogations de Pirandello.

À l'extrême gauche : Dominique Reymond, à l'extrême droite : Claude Duparfait © Elizabeth Carecchio

À l’extrême gauche : Dominique Reymond, à l’extrême droite : Claude Duparfait © Elizabeth Carecchio

Voyage au-delà des songes
Braunschweig se saisit du texte de Pirandello pour en faire une lecture politique, qui n’écarte pas cependant la portée métaphysique de la pièce, mettant en exergue l’importance de l’imaginaire, des rêves, mais aussi le flirt avec la folie et la mort. Car c’est aussi à un voyage au pays de la mort que nous conduit Pirandello. Pour cela, Braunschweig installe une villa au milieu de la scène, dont la façade mystérieuse cache plusieurs enveloppes ; au fur et à mesure de la pièce, on entre dans cette villa comme on entre dans les pensées des personnages. Le personnage de Cotrone, remarquablement interprété par Claude Duparfait, mi-sorcier, mi-antipsychiatre, appelle à s’affranchir des limites de la raison pour franchir celles du surnaturel. À ceux qui semblent errer dans l’existence, il semble ouvrir la porte d’un monde libéré des contraintes de la réalité, qui efface d’un même coup les frustrations et les échecs. On dirait qu’il ajoute au réel une quatrième dimension : « privés de tout, nous avons tout notre temps pour nous », et ajoute à l’être humain un sixième sens. Cotrone réenchante le monde en faisant appel à notre enfantine capacité d’émerveillement : « Il suffit d’y croire », ne cesse t-il de dire.
« Il suffit d’y croire » : c’est aussi la première convention du théâtre, et Ilse et ses compagnons sont un peu en terrain connu. N’ont-ils pas eux aussi d’ailleurs affaire aux « esprits », puisque leur corps sert d’enveloppe à l’interprétation d’autres vies ? Au théâtre, on n’est jamais très loin de la folie, tous les acteurs le savent, et c’est la conscience de « jouer » qui en préserve, conscience que Cotrone veut précisément abolir. On comprend qu’Ilse qui se débat déjà avec la folie craigne d’y basculer complètement en entrant dans la villa.
Car entrer cette villa où l’on vit « de rien et de tout », dans un dénuement matériel total qui rend possible l’accès à une « richesse » spirituelle infinie (on se croirait parfois chez Saint-François d’Assise), c’est un peu comme entrer dans la mort.
Finalement, au lieu de rêves, ce sont des cauchemars morbides que font tous les comédiens ; la résistance inattendue de la pulsion de vie réveille et précipite tout le monde hors de la villa. Ce retour à la vie s’apparente alors à la brutalité du monde, comme en témoigne la rumeur proche des « Géants », qui se fait aussitôt entendre…

Cauchemars morbides dans Les Géants de la montagne © Elizabeth Carecchio

Cauchemars morbides dans Les Géants de la montagne © Elizabeth Carecchio

Pouvoir du théâtre
Pirandello n’a jamais terminé sa pièce, comme s’il était resté sans voix devant cette alternative : il faut choisir entre le repli dans l’imaginaire avec ce que la séparation du réel comporte de morbidité, ou le combat avec la réalité et le risque de s’y fracasser. La clé, semble suggérer Pirandello, se trouve peut-être dans le théâtre, cet exercice qui se trouve par nature entre deux mondes, entre l’imaginaire et la réalité, et dans cette pièce que Ilse veut jouer envers et contre tout, face aux « Géants de la montagne ». Car cette Fable de l’enfant échangé n’est pas seulement l’œuvre du poète suicidé de la fiction ; dans la réalité, c’est bien une œuvre de Pirandello lui-même, une œuvre aux fortes résonances politiques sous ses airs de fable populaire, devenue le livret d’un opéra que Mussolini fit interdire après la première représentation : l’œuvre d’un poète qui tente, précisément, de rendre une réalité cauchemardesque perméable à des rêves bien réels…

Cette chronique est largement inspirée de la note d’intention de Stéphane Braunschweig écrite en août 2015 pour le programme de salle du spectacle.

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