22 novembre 2021 Théâtre

« Fanny et Alexandre » par Julie Deliquet : la célébration du théâtre

On sort ébranlés de cette adaptation du film d’Ingmar Bergman par Julie Deliquet à la Comédie-Française. La mise en scène lumineuse nous enveloppe et nous transporte dans l’atmosphère familiale, chaleureuse, festive et salvatrice du théâtre. La pièce avait déjà été donnée en 2019, et sa reprise survient à propos à l’approche des fêtes de fin d’année.

« Fanny et Alexandre »
D’après Ingmar Bergman
Mise en scène de Julie Deliquet
Du 20 octobre 2021 au 30 janvier 2022
Comédie-Française, Paris

J’avais découvert cette pièce en juin 2019 et je me suis fait une joie de la revoir. C’est d’abord toujours un délice d’admirer le jeu formidable des acteurs du Français. Il se trouve que la distribution compte en particulier les magistraux Denis Podalydès, Dominique Blanc et Elsa Lepoivre dans les rôles principaux. Hervé Pierre et Laurent Stocker qui incarnent les deux frères d’Oscar Ekdhal sont fabuleux, tandis que Thierry Hancisse en évêque est plus que convainquant. Et la nouvelle génération : Rebecca Marder et Jean Chevalier dans les rôles titres de Fanny et Alexandre, mais aussi Gaël Kamilindi, vient apporter sa fraîcheur avec une finesse admirable.

© Christophe Raynaud de Lage

C’est dans une atmosphère joyeuse que commence l’histoire. Fête de Noël, fête familiale qui réunit Helena Ekdahl et ses trois fils, leurs femmes, leurs enfants, leur personnel et les acteurs du théâtre dirigé par Oscar. Premier coup du sort, Oscar, l’un des fils d’Helena et époux de la belle actrice Émilie, meurt subitement. Un an après sa mort, Émilie abandonne la direction du théâtre et de la troupe pour épouser l’évêque Edvard. Elle en a assez de jouer des rôles et veut suivre un chemin plus près de la vérité. Mais la passion qu’elle éprouve pour l’évêque se révèle dans son sens le plus tragique, car alors qu’elle s’installe dans le presbytère avec ses deux enfants Fanny et Alexandre, l’évêque dévoile sa véritable nature : puritaine et sadique…

© Christophe Raynaud de Lage

On assiste à un véritable basculement de situation. Du théâtre joyeux et lumineux, où la fiction vient nourrir les âmes des hommes – des extraits de pièces, le spectre du père d’Hamlet, des fantômes de théâtre inoffensifs ou des souvenirs familiaux, dans un idéal d’échange, d’ouverture et de tolérance, on passe à la maison austère et sombre de l’évêque où la religion, les fantômes hostiles, des histoires lugubres et les règles de conduite viennent régenter le quotidien. Fanny et Alexandre passent d’un fantastique terrain de jeu où les adultes les ont laissés libres d’imaginer et de jouer, à une véritable prison dans laquelle d’autres adultes les confinent et les maltraitent. Le passage à l’âge adulte forcé et tourmenté des jeunes héros constitue l’un des pivots dramatiques de la pièce. Une scène particulièrement réaliste montre l’évêque qui corrige Alexandre en le rouant de coups jusqu’au sang. La mise en scène illustre parfaitement le retournement de situation : les lumières s’affaiblissent – de la servante immuable on passe à la bougie fragile, les couleurs s’assombrissent, l’humour fait place à l’autorité, l’amour s’efface devant la violence. La mort, la folie, la perversité hantent l’âme des occupants des lieux, tandis que la maison d’été de la famille Ekdahl apparaît tout en contraste à l’acte suivant : les lumières se rallument, les costumes sont clairs et fluides, les portes et fenêtres sont ouvertes, une grossesse joyeusement attendue tranche avec la grossesse non désirée d’Émilie… La famille Ekdahl réussira finalement à tirer Émilie et ses deux enfants d’affaire, dans une conclusion faisant triompher l’art et la liberté sur la religion et les dogmes.

Gaël Kamilindi et Denis Podalydès © Brigitte Enguerand

Tout au long de la pièce, Julie Deliquet joue avec les artifices de l’illusion et son tour de force est multiple. Elle ne s’est pas seulement inspirée du film-testament d’Ingmar Bergman, mais aussi de la série télévisée, elle-même fondée sur un roman du cinéaste et homme de théâtre suédois (1918-2007). Ces trois matériaux lui ont finalement permis de tirer l’essence subtile de l’œuvre de Bergman et de la porter à la scène avec une dimension contemporaine inattendue. La metteuse en scène met en avant ce que Bergman raconte du quotidien d’une famille de théâtre en superposant finement la troupe des Ekdahl avec celle de la Comédie-Française, mais aussi l’époque de 1907 avec celle d’aujourd’hui, de telle sorte que le doute d’anachronisme plane constamment : ces acteurs qu’on voit sur scène jouent-ils déjà les personnages de la pièce ou sont-ils les membres du Français s’exprimant en leurs noms propres ?

© Victor Tonelli / Hans Lucas

Le spectacle s’organise en deux parties comme en « miroir inversé » : dans la première partie, on est au théâtre, dans le monde de l’illusion, mais l’action se déroule sur le « vrai » plateau de la Salle Richelieu, avec très peu de décors. Et dès l’instant où Émilie Ekdahl renonce au théâtre pour entrer dans la vie « réelle », on se retrouve dans un décor très construit représentant l’évêché, c’est-à-dire du « faux »… Ce va-et-vient constant entre le réel et la fiction met en abyme la puissance du théâtre : raconter le monde comme le fait le clan Ekdahl, plutôt que d’y croire, permettrait de s’en protéger ; et prendre son monde trop au sérieux comme le fait l’évêque, reviendrait à s’enfermer dangereusement dans une fiction. L’œuvre de Bergman tout comme l’adaptation de Julie Deliquet restent un hommage à la fiction, et non pas au réel : elles parlent de l’importance de l’imagination et du rêve, de l’enfance et du jeu, mais aussi d’équilibre entre croire et ne pas croire.

© Pascal Victor/ArtComPress

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