887, boulevard Robert Lepage
Tout commence par une adresse, celle qui a été le berceau de l’enfance de Robert Lepage : 887 avenue Murray. Le comédien, auteur et metteur en scène plonge dans les vestiges de son passé, arpentant les innombrables rues et méandres de sa mémoire, qui débouchent toutes sur le carrefour de son présent. Livrant un bouleversant témoignage autobiographique et historique des années 1960 au Québec, le solo oscille entre conte et poésie, humour et gravité, comme à l’habitude de ce magicien des mots et des objets.
887
De et par Robert Lepage
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Au Théâtre de la Ville, Paris
Du 9 au 17 septembre 2015
Mnémotechnique
Comment parvenir à apprendre un poème de 3 pages par coeur ? Robert Lepage nous fait part d’un véritable problème de mémoire qu’il rencontre pour la première fois, alors qu’il doit intervenir pour une « Nuit de la Poésie ». Il doit réciter Speak White, un texte de Michèle Lalonde.*
Bavard, seul sur scène, le comédien se lance dans un récit articulé autour des problématiques de la mémoire et de l’oubli, trouvant au fil des mots, des raisons qui font écho aux débats actuels : l’assistance trop présente des nouvelles technologies ou l’accumulation immédiate de faits historiques qui s’occultent les uns les autres. Il se souvient ainsi de son tout premier numéro de téléphone, mais pas de son numéro actuel. Heureusement, un simple coup d’œil sur l’écran de son portable résout la question…

Robert Lepage dans 887 © Victor Tonelli/ArtComArt
Histoire(s)
Robert Lepage effectue un travail de retour en arrière vers les années 1960, celles de son enfance, faisant réapparaître des souvenirs appartenant à sa petite histoire autant qu’à la grande Histoire. Croisant ces deux niveaux, il s’interroge sur qu’était le Québec dans les années 1960, faisant revivre devant nos yeux le débat axé à l’époque sur les questions de lutte des classes et de rapports sociaux, entre une population francophone pauvre, et une population anglophone aisée.
L’autobiographe se confie jusqu’à évoquer des moments difficiles, tels que ce passage touchant sur la maladie d’Alzheimer de sa grand-mère vivant dans l’appartement familial trop petit pour 7 personnes, ou la situation de chauffeur de taxi de son père, trop modeste pour payer une école d’études supérieures pour ses enfants…

La bibliothèque © Photo fournie par le théâtre du Grand T
Boîte à souvenirs
Un bloc de plus de 2 mètres de hauteur sur scène fait office de décor mobile. L’ingénieux système présente une façade d’immeuble, celui de Robert Lepage enfant ; les effets vidéo animent chaque fenêtre et suggèrent la vie des familles qui y habitent ; puis le dispositif s’ouvre tel un livre et dévoile des lieux qui ont marqué la vie de notre narrateur : l’avenue du défilé lors de la visite du général De Gaulle, le garage de son père, une bibliothèque, la cuisine du comédien adulte… Comme une boîte à souvenirs – un théâtre dans le théâtre, les trésors, joies et chagrins du passé ressurgissent et les pensées du présent fusent. Une lampe ou une petite voiture en premier plan viennent parfois éclairer et alimenter le fil conducteur du récit.

Le défilé © Erick Labbé
Magie des mots
Des mots, il y en a beaucoup dans ce dernier spectacle de Robert Lepage. Peut-être même un peu trop, car notre ami veut parler de tout ! On peine parfois à tout saisir, en particulier lorsqu’il évoque les événements québécois que nous n’avons pas vécus. Le récit est intéressant et très bien documenté, mais l’accumulation des anecdotes, les allers-retours entre le passé et le présent, entre Histoire et histoire, rendent la compréhension laborieuse, nous font perdre le fil.
Pour autant, le spectacle rend un hommage vibrant à l’Histoire et fait appel au devoir de mémoire de chacun. Cet hommage est d’autant plus bouleversant qu’il se fait par l’intermédiaire de la poésie ; en maître de la langue française, Robert Lepage prend soin de jouer avec les rimes et de rythmer ses phrases. Cité tout au long du spectacle, le poème que notre homme parvient à réciter enfin, conclut sa performance de manière magistrale.
* Le poème Speak White de Michèle Lalonde prend la forme d’une riposte dramatique directe au célèbre mot d’ordre « Speak White », jadis en usage dans les plantations nord-américaines pour commander aux esclaves de s’exprimer dans la langue de leurs maîtres blancs. Cette même expression en vint par la suite à être adressée couramment aux Canadiens d’expression française comme façon de leur rappeler leur infériorité ou position subalterne.