The Valley of Astonishment
À 89 ans, l’infatigable Peter Brook nous ravit d’une nouvelle proposition théâtrale au Théâtre des Bouffes du Nord – lequel, même si le metteur en scène britannique ne le dirige plus depuis 2010, semble rester « son » théâtre dans l’inconscient collectif. C’est justement de ce thème qu’il s’agit, puisque Brook invite cette fois son public à entrer dans les « méandres du cerveau humain »…
Une recherche théâtrale de Peter Brook et Marie-Hélène Estienne
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Au Théâtre des Bouffes du Nord, Paris
Du 29 avril au 31 mai 2014
Avec Kathryn Hunter, Marcello Magni et Jared McNeill
Raphaël Chambouvet, piano
Toshi Tsuchitori, instruments japonais
« Le théâtre est là pour nous étonner et il doit réunir deux éléments opposés : le familier et l’extraordinaire. » En réunissant ces deux ingrédients, Peter Brook et MH Estienne proposent un conte multiculturel sur les possibilités infinies du cerveau.
Cervelle et étonnement
Les deux metteurs en scène donnent une suite à l’Homme Qui, leur première aventure à l’intérieur des cerveaux des malades neurologiques, qui dans le passé étaient souvent relégués au rang de fous. Ils avaient trouvé des êtres humains d’apparence normale, dont le comportement, à cause de la maladie, devenait imprévisible. C’était souvent pénible, parfois très comique, toujours émouvant, profondément humain.
Aujourd’hui, en explorant à nouveau le cerveau, ils confrontent cette fois le spectateur à la vie secrète d’individus qui vivent des expériences si intenses qu’elles les cachent aux autres – mélangeant sons et couleurs, goûts et mots, mémoire avec une telle force qu’ils passent d’un moment à l’autre du paradis à l’enfer.
Brook et Estienne s’inspirent également du grand poème persan de Farid Al-Din Attar, La Conférence des Oiseaux, dans lequel trente oiseaux doivent terminer leur recherche en parcourant sept vallées toutes plus difficiles les unes que les autres à traverser.
Cette fois, en entrant dans les monts et vallées du cerveau humain, nous nous trouvons dans la sixième vallée, celle de l’étonnement.
Le cas de la synesthésie
Sammy (la formidable Katryn Hunter) découvre être dotée d’un don. Elle est synesthète, c’est-à-dire qu’elle associe les choses entre elles pour s’en souvenir, ce qui lui offre des capacités de mémoire immenses. Finalement, cette capacité de mémorisation la conduit à être licenciée de son travail, à subir une batterie de tests à l’hôpital, et à se produire en spectacle, telle une bête de foire. Fonctionner différemment marginalise t-il à ce point ? Par ailleurs, plus elle travaille sa mémorisation pendant ses numéros, plus elle garde en tête ce qu’elle a mémorisé, et plus elle a de mal à faire le vide en elle. Un tel don n’apporterait-il que le malheur ?
Les récits d’autres protagonistes alternent avec les épisodes de la quête de Sammy à la découverte du fonctionnement de son cerveau ; l’un voit la vie en couleurs, un autre réussit à nouveau à marcher après un accident en concentrant son regard sur le moindre des mouvements des parties de son corps…
Sur le plateau, au dépouillement habituel des mises en scène de Brook, quelques chaises en bois clair, une table, et deux musiciens sont là.
Est-il vraiment possible de comprendre ce qui se passe dans un cerveau ? Les médecins de l’hôpital avouent, face au cas de Sammy : « on ne peut pas l’aider à oublier ». Ils savent expliquer des mécanismes anatomiques et psychologiques, mais demeurent impuissants lorsqu’il s’agit de solutionner les problèmes que rencontre Sammy dans sa nouvelle vie.
Un conte musical
Comme toujours chez Brook, l’histoire nous est contée en musique. Roshi Tsuchitori livre avec talent un accompagnement fait de percussions japonaises et flûte. Au piano, Raphaël Chambouvet raconte la façon dont les notes sont pour lui des couleurs. La musique accompagne chaque épisode avec légèreté, comme pour mieux dédramatiser le sujet traité.
L’humour imprègne ce spectacle qui fait appel à de vrais tours de magie. Les spectateurs sont même mis à contribution pour aider Marcello Magni dans ses numéros !
Enfin, une morale finale s’en dégage. La science est ici traitée avec distance et légèreté. Au fond, la seule personne qui peut aider Sammy, c’est elle-même : à elle de trouver une solution qui lui convienne, de prendre sur elle pour « vider sa mémoire » suite à une soirée de représentation où elle aura du se livrer à ses numéros de mémorisation. Brook et Estienne nous suggèrent ici que l’issue reste d’ordre individuel et prend le pas sur les hypothèses scientifiques.