Les Nègres
Les Nègres à l’Odéon, « association » prometteuse entre deux grands maîtres ? Le texte poétique et politique que Genet a écrit en 1958 est brûlant d’actualité… Tandis qu’une nouvelle mise en scène de Wilson, éminente figure du spectacle vivant, est toujours aussi attendue.
Texte de Jean Genet (1958)
Mise en scène de Robert Wilson
–
Au Théâtre de l’Odéon, Paris
Du 3 octobre au 21 novembre 2014 (création)
À la fois émerveillés et chagrinés. Wilson nous en a encore mis plein les mirettes avec un spectacle digne d’un music hall à l’américaine, mais dont l’esthétique n’atteint pas la portée du message subtil de Genet.

Les Nègres, photo de répétition © Lucie Jansch
Un spectacle visuel haut en couleurs.
Le texte de Genet prend sous nos yeux émerveillés la forme d’une comédie musicale, à grand renfort de chants, danses, costumes à paillettes et éclairages néon. On apprécie toujours autant l’esthétique soignée de Wilson : des palmiers qui se dressent en hauteur, à la structure lumineuse tout en spirales et volutes qui construisent l’espace entre verticalité et arabesques, à l’image des pirouettes tentées par les personnages pour échapper à la rigidité de l’ordre établi ambiant.
Sans parler du premier tableau illustrant un prologue silencieux : des Nègres entrent sur scène en courant. Des coups de feu sont tirés. Sans résister, les Nègres lèvent leurs mains en l’air, ils n’ont pas d’armes. Ils se réfugient dans une maison africaine en torchis.

Les Nègres, photo de répétition © Lucie Jansch
Le sens de la pièce semble noyé dans l’euphorie du spectacle.
Les Nègres est une pièce aussi plurielle que son titre : elle se prête aussi bien à une approche politique qu’à l’exaltation d’une vertigineuse théâtralité. Genet y exaspère les tensions entre un pôle rituel hautement formalisé (on y assiste à un procès qui en cache un autre) et un pôle festif, voire carnavalesque (l’auteur qualifiait son œuvre de «clownerie»). L’histoire n’est déjà pas aisément compréhensible ; une mise en scène en connivence avec le texte aurait eu pour vocation d’en éclairer la signification.
Or l’adaptation cabaret de Bob Wilson, qui semble souligner le « théâtre dans le théâtre » que voulait Genêt et l’esprit burlesque destiné à alléger le sens politique, dessert en réalité le texte par la trop grande richesse de la proposition visuelle et musicale (interventions magnifiques de free jazz au saxophone). Le show efface le propos.
Wilson ne s’en cache pas : fidèle à son art, il a choisi de ne pas aborder le travail par son versant verbal, ne partant jamais d’une compréhension intellectuelle préalable du texte pour en tirer une expression scénique qui l’illustrerait. Sans jamais expliquer, il peint, rythme, règle ses sublimes chorégraphies selon les lois de son langage inimitable. Ses mises en scène, que Wilson qualifie de «constructions d’espace-temps», sont réglées très longtemps en amont, souvent dans le cadre d’un atelier de travail convoqué plusieurs mois à l’avance, afin de lui permettre de former ses interprètes à sa conception particulière du mouvement et de mettre au point l’accord entre dimensions sonores et plastiques de sa création.

Les Nègres, photo de répétition © Lucie Jansch
Une prise de distance gênante face à un texte hautement politique.
La distance prise par le démiurge américain quant au message complexe de Genet pour en tirer un intérêt avant tout plastique est gênante. Wilson a puisé librement dans le matériau fourni par Genet avant de le retravailler sur des fondements esthétiques neufs. Peut-on réellement parler d’adaptation lorsque le dialogue entre l’un des poètes les plus attentifs à l’intensité de sa langue et l’un des grands plasticiens de notre temps est engagé dans un seul sens ? La connivence entre les deux intentions semble inexistante, malgré les magnifiques tableaux de l’univers Bob-Wilsonien qui ont le mérite de rappeler la « clownerie » voulue par l’écrivain.
Un beau spectacle à voir donc, sans espérer y trouver un véritable hommage au texte de Genet.

Les Nègres, photo de répétition © Lucie Jansch
Ellen Hammer, dramaturge – septembre 2014, traduction de Daniel Loayza
Quand Jean Genêt reçut la commande d’une pièce destinée à être jouée par des interprètes noirs devant un public de Blancs, sa première réaction fut d’hésiter. Il ne souhaitait pas parler de leurs révolutions, de leurs luttes contre la discrimination, pour la liberté et la reconnaissance de leurs droits. Il se pose donc les questions suivantes : qu’est-ce que les Blancs voient et éprouvent lorsqu’ils rencontrent des Noirs ? Peuvent-ils se mettre à leur place ? Ou ne sont-ils que les fantômes des préjugés des Blancs ? Genet avait vu Les Maîtres fous, un documentaire de Jean Rouch montrant un rituel d’Afrique de l’Ouest au cours duquel des Noirs en transe sont hantés par les esprits des ex-puissances coloniales blanches. Ce film déclencha l’écriture des Nègres : il décida de mettre en scène une cérémonie sous les yeux de spectateurs déguisés en Blancs, une combinaison d’absurdités et de remarques contradictoires visant à amuser leur « public ». Genet qualifie son œuvre de « clownerie ». Les Noirs de Genet parlent un langage poétique qu’ils doivent à leurs exploiteurs (en l’occurrence, ce langage est constitué des métaphores poétiques de Genet). Les Blancs sur scène sont décrits comme déprimés ; leur vide émotionnel témoigne de leur déclin, qui finira par s’achever en auto-dissolution. Les Noirs ne se contentent pas de voler les mots des « Blancs ». Ils jouent aussi avec leurs peurs et leurs traumatismes : ils récupèrent à leur profit les stéréotypes empruntés à leurs ennemis en jouant à être cruels, sans culture, passionnels, fourbes, débordants de haine et de désir de tuer – pour ne rien dire de leur mauvaise odeur. Ils se vantent d’avoir sauvagement tué plusieurs femmes blanches après les avoir fécondées et attendent désormais leur châtiment. Cependant, la véritable lutte contre les exploiteurs a lieu « au-dehors » : hors du théâtre et de la réalité théâtrale. Sur scène, les « Blancs » démasqués s’avèrent être des Blancs qui sont mis à mort au cours d’une farce grotesque, à moins qu’ils ne s’anéantissent eux-mêmes, et la pièce peut dès lors recommencer depuis le début.
Un prologue silencieux, présenté devant un bâtiment africain de terre crue, exprime les luttes et les dangers auxquels les Noirs sont confrontés aujourd’hui. Quand les acteurs franchissent le seuil et pénètrent l’espace sacré s’ouvrant vers les profondeurs du plateau, cet espace devient le refuge de leur « clownerie poétique ».