Vincent Dedienne dans la peau d’Ervart, anti-héros tragi-comique
Il faut s’accrocher pour entrer dans l’histoire burlesque imaginée par Hervé Blutsch, auteur « dada » contemporain. Ervart ou les derniers jours de Frédéric Nietzsche, c’est l’histoire d’un homme dont la jalousie est telle qu’il en perd la vision de la réalité ; sa paranoïa le mène à voir partout les amants de sa femme, et bien d’autres personnages tous aussi extravagants les uns que les autres.
Au Théâtre du Rond-Point, Paris
Du 9 janvier au 10 février 2019

Vincent Dedienne incarne avec aisance le rôle-titre tout au long de cette balade fantasmagorique. Mais la mise en scène de Laurent Fréchuret, bien que pleine de bonnes intentions, manque de rythme et de vision pour parvenir à retranscrire sur le plateau la folie générale créée par le délire de chaque personnage.
Satire

Les hallucinations de l’aristocrate Ervart sont un prétexte pour Hervé Blutsch qui part en guerre contre les règles et tabous de la bienséance : ses personnages déjantés ruent dans les brancards des convenances sociales et théâtrales, piquent et provoquent, bousculent les attentes et les codes. Ervart, jaloux et paranoïaque, est enclin au massacre de masse ; l’agent secret chargé d’enquêter sur un hypothétique complot, est zoophile et tombe amoureux d’une jument ; un psychanalyste qui suit Ervart ne s’exprime que par citations, sorte de pendant à l’intervention ponctuelle du philosophie Frédéric Nietzsche en personne… Une comédienne sans emploi, trouve finalement un rôle auprès d’Ervart en lui offrant ses services de prostituée… Rajoutons-y la présence incongrue d’une troupe de comédiens anglais, interprétant The Death of the Trash (une pièce parabole sur le terrorisme au XXe siècle) qui réalisent qu’ils sont dans le bon décor (autour d’une poubelle), mais pas dans la bonne pièce… Et tandis que le majordome du domaine tente de sauver les apparences autant qu’il peut, Madame se lasse des frasques de son époux, et s’éloigne…
Ressorts et mécanismes dramatiques

Sorte d’architecte dramatique, Hervé Blutsch multiplie les situations et quiproquos, et manipule magnifiquement bien les artifices du théâtre : entre fantasmes des uns et énigmes des autres, visions et apparitions, coups de gueule et tours de magie, farces spontanées, miroirs et trous noirs, Blutsch a imaginé une pièce qui demande des installations mêlant le jeu, la mise en espace, la musique, jusqu’au bricolage frôlant l’art brut.
C’est ainsi que Laurent Fréchuret met en scène la galerie de monstres et d’objets qui peuple l’imaginaire d’Ervart. Un piano, un personnage sans visage cagoulé en noir, des rideaux, un attentat au loin, une poubelle, des portes communicantes, un cheval… Des comédiens performants, des costumes représentatifs, des éléments de décor signifiants et qui se passent de gros effets spéciaux : Fréchuret a la volonté d’aller à l’essentiel pour mettre en valeur le plaisir du jeu et la mécanique théâtrale.
Peut-on rire de tout ?

À travers sa pièce, Blutsch propose une réflexion sur le rire, sur la moralité et le tabou. Peut-on rire de tout ? L’auteur dévoile les plus vils défauts de la nature humaine et les retranscrit dans le registre comique, pour nous permettre d’en rire…
Mais la jubilation du spectateur, tant attendue par le metteur en scène, n’est pas totalement au rendez-vous : les personnages et costumes caricaturaux se rapprochent plus du simple vaudeville que de la comédie satirique ; le rythme lent et les espaces vides amenuisent l’effet des farces et hallucinations ; le ton est trop monotone pour construire la progression subtile de la comédie à la mélancolie, jusqu’au drame final ; la multiplication des allées et venues des personnages en solo ou en duo noient le fil rouge de l’intrigue, et empêche la folie d’Ervart de se démarquer. La présence de Vincent Dedienne sur le plateau n’est pas très marquée, et son énergie semble en-dessous du rôle attribué, lui qui devait incarner selon le metteur en scène une « sorte d’Ubu ou de Macbeth farcesque, un roitelet déchaîné qui cherche l’amour pur et ravage tout sur son passage, la dinguerie salvatrice d’un dément éclairé, à la tête d’un défilé de monstres. »
Si Laurent Fréchuret a la ferme volonté de rendre hommage à l’Ervart d’Hervé Blutsch, la grande comédie qu’il nous promet sur le papier produit un effet plutôt déceptif sur scène. Assez ficelée pour comprendre l’intention du texte, elle n’est en revanche pas suffisamment nuancée pour atteindre les effets de la farce et de la tragédie mêlées, l’euphorie tant souhaitée entre le théâtre et son public.