23 octobre 2021 Danse

« Le Rouge et le Noir », du roman au ballet : le pari de la création à l’Opéra de Paris

Pierre Lacotte a relevé avec talent le défi de taille que représentait l’adaptation du chef-d’œuvre de Stendhal (1783-1842), le roman Le Rouge et le Noir écrit en 1830. La création chorégraphique de Lacotte est une réussite à tout point de vue : livret, danse, musique, distribution, décors et costumes proposent un ballet narratif somptueux et une lecture tout en finesse du monument littéraire. Une excellente occasion de réviser ce grand classique, ou d’en apprécier l’histoire sans avoir forcément lu le roman.

« Le Rouge et le Noir » d’après Stendhal
Chorégraphie de Pierre Lacotte
Musique de Jules Massenet
Du 15 octobre au 4 novembre 2021
Opéra Garnier, Paris

Rouge et Noir

Le Rouge et le Noir raconte le balancement d’un jeune homme, Julien Sorel, entre deux couleurs, afin de servir ses ambitions d’ascension sociale. D’un côté, le noir qui symbolise le clergé, incarné en particulier par l’Abbé Chélan, qui permet à Julien de faire des études, de se réfugier au séminaire, de devenir précepteur ou secrétaire auprès de familles nobles. De l’autre, le rouge qui décrit la passion et les jeux de séduction auxquels se livre Julien auprès des femmes de pouvoir qu’il côtoie et qui représentent pour lui un moyen idéal d’acquérir une position dans la société aristocratique dans laquelle il évolue, de Madame de Rênal à Mathilde de la Mole, au mépris de celles qui sont au même niveau que lui, comme la servante Élisa. Au fil des pages, les deux couleurs se disputent, car les sentiments de Julien devant la beauté de Madame de Rênal troublent voire écartent ses desseins.

Le Rouge et le Noir © Svetlana Loboff

Un spectacle original et fastueux

Pour cette création, geste-testament et ultime remerciement à la maison qui l’aura vu grandir depuis son plus jeune âge, l’ancien danseur et chorégraphe Pierre Lacotte, 89 ans aujourd’hui, a travaillé d’arrache-pied ces dernières années et réuni les plus beaux ingrédients. En trois actes et seize tableaux, le ballet dévoile des trésors tout aussi bien que des surprises. Rassurons ici ceux qui craindraient les trois heures dont deux entractes de la représentation : on ne les sent pas du tout passer.

Les scènes de danse sont exécutées à la perfection et illustrent la variété du savoir-faire chorégraphique : du pas de deux aux scènes de bal, en passant par certaines scènes charmantes avec des « petits rats » – lorsque Julien Sorel en précepteur enseigne la danse aux enfants, et d’autres plus sombres et contemporaines – lorsque Julien est au séminaire.

Bianca Scudamore (Mathilde de la Mole) © Svetlana Loboff

Les quatre cents costumes, pour la plupart inspirés du XIXe siècle, sont somptueux, variés et colorés ; les trente-cinq toiles peintes en noir et blanc reproduisent en trois dimensions des décors grandeur nature époustouflants : salons et chambres de demeures richement décorées, séminaire et prison sombres et lugubres. Le noir et blanc, autre contraste entre deux couleurs, fait penser à des gravures, ce qui donne une dimension littéraire et atemporelle au spectacle, magnifié dans l’écrin rouge et or du Palais Garnier.

Pierre Lacotte a subtilement choisi d’associer sa chorégraphie à la musique de Jules Massenet (1842-1912), compositeur amoureux du ballet. Dans la musique de Massenet, des pages ont été extraites qui correspondent parfaitement aux mouvements chorégraphiques et dramatiques de l’intrigue, et donnent à l’oreille un florilège d’extraits si parfaitement arrangés qu’on pourrait penser que c’est une œuvre unique composée pour le spectacle.

Roxane Stojanov (Elisa) © Svetlana Loboff

Une fine étude de caractères

Si le ballet narratif permet de suivre aisément l’histoire sans avoir lu le roman, c’est que Pierre Lacotte a tenté de rendre le plus clairement possible la psychologie des différents héros imaginée par Stendhal. Les mouvements d’âme de chacun est traduite dans chaque pas de danse, la musique vient souligner chaque déplacement, les décors et costumes changent à chaque retournement de situation et plongent le spectateur dans une atmosphère romanesque captivante. Cet effort de fidélité est un hommage réussi à l’esprit analytique de génie de Stendhal, considéré par Nietzsche comme « le dernier des grands psychologues français ». Se tenant à l’écart des « chimères » de l’idéalisme, l’écrivain avait comme ligne de conduite d’être « sec, clair, sans illusion ». Les jeux de l’amour et du hasard qui entraînent les protagonistes dans un dédale de sensations sont radiographiés dans toute leur cruauté par Stendhal : sincérité et hypocrisie, attirance et pouvoir, jalousie et manipulation. Pierre Lacotte transcende même le roman en choisissant de donner plus d’importance au personnage d’Élisa, dont la jalousie entraîne de manière décisive la perte de Julien.

Dorothée Gilbert (Madame de Rênal) et Hugo Marchand (Julien Sorel) © Svetlana Loboff

La distribution du samedi 23 octobre donnait notamment Florian Magnenet dans le rôle de Julien Sorel, Amandine Albisson dans celui de Madame de Rênal, Léonore Baulac pour Mathilde de la Môle et Naïs Duboscq pour Elisa. Passée la légère déception de ne pas avoir obtenu de places pour une date programmant le duo le plus en vue composé d’Hugo Marchand et de Dorothée Gilbert, il était aisé d’admirer les tout aussi prodigieux danseurs étoiles sur scène ce soir-là.

En 1942, à l’âge de neuf ans, Pierre Lacotte entre à l’École de Danse de l’Opéra national de Paris. Premier danseur de l’Opéra, puis soliste international, il est reconnu comme étant le grand restaurateur du ballet français du XIXe siècle et s’est aussi imposé comme un chorégraphe de talent, prouvant que le souci du patrimoine n’excluait pas le goût de la nouveauté et de l’originalité, comme Le Rouge et le Noir achève de le démontrer. Pour conclure, je ne résiste pas à publier cette anecdote qui figure dans le programme de salle, où il évoque sa passion pour le ballet dès son plus jeune âge :

« Le jour de mon sixième anniversaire, on me demanda ce que je désirai comme cadeau. Mon seul souhait était d’assister à un spectacle de danse à l’Opéra. […] Le rideau s’est levé et j’ai eu un véritable choc. De retour à la maison, je ne pus retrouver le sommeil, tant j’étais envahi par toutes ces visions merveilleuses. Je n’avais plus qu’une obsession […] : danser et retourner à l’Opéra. »

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