Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier
Un titre qui donne l’impression d’un billet bienveillant, un plan griffonné ou un conseil géographique donné à un visiteur, un ami ou un enfant. Une phrase au parfum de mystère, dont Patrick Modiano a le secret. Le dernier opus au long titre prometteur d’histoire(s) de l’écrivain français a reçu le prix Nobel de littérature à l’automne 2014.
Roman de Patrick Modiano
Publié en France en octobre 2014 aux Éditions Gallimard
L’histoire. Paris, dans les années 2010. Jean Daragane, écrivain sexagénaire solitaire, est tiré de sa sieste par une sonnerie de téléphone inhabituelle. « Comme une piqûre d’insecte qui semble d’abord très légère. Du moins c’est ce que vous vous dites à voix basse pour vous rassurer… » Le coup de fil informe Daragane qu’on a retrouvé son carnet d’adresse égaré et met le doigt sur la présence d’un nom, « Guy Torstel ». La piqûre, le coup de fil, le carnet retrouvé, ce nom, fonctionnent comme une formule magique et aspirent Daragane vers son passé. Vers le Paris des années 1950 et 1960. Vers Saint-Leu-la-Forêt et les différentes adresses ensuite fréquentées par le jeune écrivain. Les fantômes du passé ressurgissent, dont une femme, Annie Astrand, qui fut jadis comme une mère pour lui, puis plus tard, une amante.

L’écrivain Patrick Modiano
Plusieurs motifs chers à Modiano hantent à nouveau son dernier roman : le travail de la mémoire, l’enfance, l’abandon, l’amour.
Alternant trois temporalités avec trois topographies : les souvenirs de Daragane enfant à Saint-Leu-la-Forêt et dans le Sud de la France, de Daragane adolescent à Paris entre plusieurs adresses, de son présent à Paris et de sa visite à Saint-Leu-la-Forêt, la mécanique du souvenir se met en marche. Les allers-retours entre ces différentes situations spatio-temporelles qui se recoupent perdent le spectateur en même temps qu’ils donnent à l’intrigue des allures d’enquête : nous sommes en pleine observation du travail de mémoire que Daragane exécute en temps réel, de sa difficulté à retisser la cartographie chronologique de sa vie.
Les souvenirs affluent, soit rapidement par flash-backs, soit lentement au bon vouloir de la mémoire. Les personnages du passé évoluent avec les protagonistes du présent. Daragane ouvre la porte d’images jusque-là oubliées, refoulées par peur de souffrir. Il trie et narre ses souvenirs d’enfant et d’étudiant, entrecoupés de scènes du présent, jusqu’à l’aveu final, l’aboutissement brutal du travail de mémorisation, comme lorsque l’on comprend que l’on vient bien d’être piqué par un insecte : l’abandon de Daragane enfant par Annie Astrand.
Cette dernière, décrite avec seulement quelques détails, est pourtant si présente dans les pensées de Daragane. Figure mystère, fuyante, absente, au double statut – entre mère et amante, Annie Astrand semble animer le cœur du roman. Roman d’amour et de mystère, mélancolique, parfois déchirant, Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier est au fond un message écrit comme on lance une bouteille à la mer… Un appel à l’aide, à la reconnaissance, à l’amour.