Les souvenirs de Bob Dylan
Le musicien et poète américain ayant reçu il y a quelques mois le Prix Nobel de Littérature 2016, il était grand temps de se plonger dans le premier volume de ses « Chroniques », où cinq chapitres couvrent inégalement trente ans de sa vie.
Chroniques, Volume 1 de Bob Dylan (2004)
Publié en France en 2005, aux Éditions Fayard

Bob Dylan
Le livre commence avec l’arrivée de Bob Dylan à New York en décembre 1960 et son installation à Greenwich Village (quartier sud-ouest de Manhattan, bastion de la culture bohème, folk et contestataire). Il est venu réaliser son rêve de devenir chanteur folk. Dans les deux premiers chapitres, Notes sur une partition et La terre perdue, il parle autant de lui que des autres, ses très nombreuses rencontres.
Bob Dylan est venu se plonger dans l’esprit authentique du folk américain. Il veut surtout rencontrer Woody Guthrie, alors hospitalisé mais encore vivant. Il a entendu ses chansons qu’il place au sommet du folk. Et celles de Robert Johnson, chanteur de blues incomparable qui est mort en 1938. Il avait aussi entendu à la radio Hank Williams, roi de la country, mort en 1953 et à qui il empruntera ses fameux sauts d’octave. Song to Woody sera selon ses dires sa première chanson « significative ».
Il squatte à droite à gauche, il enchaîne les sets dans les cafés (le premier sera le Wha), bars et clubs, tous voués au folk, où il passe la corbeille quand il a fini sa prestation. Il rencontre le chanteur Dave Van Ronk, « roi de la rue, souverain du Village » qui le fera chanter dans son club le Gaslight. Grâce à lui et Paul Clayton il fera connaissance de Ray Gooch et Chloe Kiel chez qui il restera un temps.
Et du temps libre, Dylan en a. Il va dévorer leur bibliothèque, toute la littérature classique européenne qui s’y trouve. Il écoute aussi leurs disques, musique classique, jazz moderne et be bop qu’il adore ; il voit bien ce que les compositions de Duke Ellington doivent au folk traditionnel. Musicalement c’est une éponge, Bob. Et on comprend que les spécialistes aient dit plus tard qu’il avait réalisé une synthèse entre blues, country, folk, rock et soul.

La couverture de « Chroniques » paru aux Éditions Fayard
Dès les premières pages, ce petit livre donne irrésistiblement envie d’écouter ses disques. En particulier les premiers albums, de 1962 à 1966. Le foisonnement de rencontres, de lectures et de musique qu’il nous décrit avec enthousiasme a du nourrir son génie unique dans l’art de mêler la mélodie et le texte. Et quels textes ! Blowin’In The Wind, Masters of Wars, A Hard Rain’s A-Gonna Fall, Don’t Think Twice, It’s All Right, tous dès son second album The Freewheelin’ Bob Dylan en 1963.
Bien chanceux les jurés du Nobel de littérature qui n’ont essentiellement eu que ses lyrics à lire et écouter : quelques centaines quand même (environ 350 publiées officiellement et incluant ses 31 premiers albums entre 1962 Bob Dylan et 2001 Love and Theft ; plus six albums et quantité d’inédits). Parce que son seul autre ouvrage littéraire « traditionnel » en dehors de ce petit volume 1 de Chroniques est un recueil de poèmes, Tarantula, écrit en 1965-66 (publié en 1971 et traduit en français en 2001) ; des textes surréalistes (très surréalistes), un peu comme dans le célèbre Mr. Tambourine Man qui date de la même année.
Moi je trouve chouette de lui avoir attribué le prix Nobel de Littérature l’an dernier. Une « poésie pour l’oreille » aurait déclaré la secrétaire générale du Nobel.
Je rajouterais respectueusement que toutes les poésies sont pour l’oreille ; mais la sienne touche, parce qu’elle n’est pas simplement posée sur des phrases musicales au demeurant assez simples, elle est enchâssée dans ses rythmes et ses mélodies. Et sa voix, pas spécialement séduisante, en est indissociable. On constate dans ce livre qu’il est parfaitement lucide sur ses qualités vocales. Je me demande justement comment l’académie suédoise a entendu Bob Dylan : plus les textes que leur écrin musical ? Dans le communiqué, le prix lui est décerné pour avoir créé de nouveaux modes d’expression poétique. La poésie est faite pour être lue, mais la sienne sans aucun doute pour être chantée. Toutes ces lignes sur le début des années 60 respirent l’optimisme. Bob Dylan se cherche, mais sait qu’il suit une bonne étoile. Son avenir était infiniment proche, dit-t-il.
Le troisième chapitre, intitulé New Morning est court. Il revient des obsèques de son père en 1968 et parle pudiquement de lui.
La trame du chapitre, c’est qu’un poète américain lui propose d’écrire des chansons pour sa prochaine pièce de théâtre. En fait le projet ne lui plaît pas. Elles ne serviront pas pour la pièce. Et la pièce fera un bide. Certaines de ces chansons vont constituer l’album New Morning, le cinquième produit par Bob Johnston depuis 1965.
L’intérêt du contenu, c’est l’expression du mal-être de l’auteur alors qu’il commence à être célèbre. On commence à reprendre ses chansons et ses mélodies (David Crosby avec Mr. Tambourine Man au top du hit parade), on le suit dans tous ses déplacements, on l’étiquette « sioniste » après une photo prise alors qu’il est coiffé d’une kippa devant le Mur de Jérusalem, il est nommé docteur honoris causa de l’université de Princeton ; on le presse enfin de représenter plus nettement la contestation de l’Amérique des années 60. Ce qu’il refuse. Ce n’est pas son univers ni sa façon d’être. On remarquera d’ailleurs dans cet ouvrage qu’il est question beaucoup d’amis plus que d’ennemis, et on lit beaucoup plus de louanges que de critiques. C’est finalement peut-être avec son père qu’il est le plus sévère.
Dylan commence à peindre des paysages. Il se protège. On devine qu’il a envie de tourner une page. « J’essaie de vivre sur la ligne qui sépare la dépression de l’espoir ». New Morning, chanson et album paraissent en 1970. Et puis dans ces chroniques, plusieurs années sans rien, sans confidence.
Le quatrième chapitre commence en 1987, après un grave accident de moto. C’est Oh Mercy, le nom du premier album produit par Daniel Lanois en 1989.
Dylan enchevêtre les sujets : rapports avec son producteur, souvenirs d’enfance, origines possibles de son inspiration – comme dans Dignity par exemple, et aussi de prosaïques détails de technique musicale. Et creusant toujours le sillon historique du folk, avec une anecdote ou un chanteur oublié, il convoque une palanquée de personnages et nous fait tourner la tête. En fin de chapitre, il reviendra sur Danny, ce producteur dont il aura finalement apprécié le travail et avec qui il fera dix ans plus tard Time out of Mind.
Surprise dans le cinquième et dernier chapitre, « Fleuve de glace » : on revient en arrière, sur le tout début de la carrière de l’auteur, comme s’il fallait qu’il apporte absolument des compléments aux deux premiers chapitres.
Et de fait, on est à nouveau chez Lou Levy qui va enregistrer Dylan sur la demande de John Hammond. Ce dernier, convaincu par sa chanson Song to Woody, l’a fait signer pour Columbia et produira ses deux premiers disques (1962, 1963).
Vient alors un long aparté sur le commencement, son départ en 1959 de chez lui (Nord du Minnesota) pour Minneapolis, la tête pleine de l’atmosphère de Sur la Route (1957, Jack Kerouac) et l’esprit tout accaparé par le folk. À Minneapolis, il découvre l’essentiel des racines qu’il recherche, il écoute, apprend et chante (surtout en duo) quantité de morceaux country, blues et folk, des ballades anglaises et irlandaises. Il découvre sur des 78 tours les gloires chantantes de cette musique américaine, et il aura écouté Dave Van Ronk et Woody Guthrie juste avant de les rencontrer quelques mois plus tard. Les deux premiers chapitres sont comme rétro-éclairés par ce dernier, et il exprime ce désir impérieux de rencontrer Woody dans sa chambre d’hôpital. Il entend ainsi des interprètes qu’il juge bien meilleurs que lui.
« Jack Elliott était le roi des folksingers et la reine était Joan Baez », dixit Bob. Superbe paragraphe sur Joan Baez, qui donne aussi envie de l’écouter.

Joan Baez et Bob Dylan
Et puis on revient à New York, hiver 1961. Il nous reparle du Gaslight, de ses chanteurs, de Paul Clayton et Dave Van Ronk, dont il avoue avoir piqué la moitié des titres pour son premier album Bob Dylan en 1962 (qui commence par Song to Woody).
Vient alors la rencontre avec Susie, son premier grand amour qui se terminera avec la chanson Don’t Think Twice, It’s All Right en 1963. Pour elle, il louera son premier appartement. Ils visiteront ensemble musées et expos et elle lui fera découvrir Red Grooms et le pop art. Elle lui donnera le goût du dessin et on sait qu’il se mettra bientôt à la peinture.
Amateur de Bertolt Brecht, c’est sans surprise qu’on le voit attiré par les mélodies de Kurt Weill, Mack The Knife par exemple. Mais il est surtout frappé par la chanson de vengeance de Jenny-des-Corsaires sur le Cargo Noir. Dans cette histoire de domestique qui reçoit et exécute les ordres de tout le monde, puis qui retient prisonniers sur ce bateau tous ceux qui l’ont persécutée et les envoie méthodiquement à la mort, c’est le surréalisme qui le séduit. Il dit que certaines chansons célèbres comme Mr. Tambourine Man se sont imposées à lui après cette découverte. Comme d’ailleurs certains de ces blues de l’époque ont eu inconsciemment pour modèle le chant de Robert Johnson.
Dans le studio de Lou Levy, les chansons sont à présent enregistrées et on a l’impression de revenir au tout début du livre. Le fabuleux parcours discographique de Bob Dylan était lancé. On dispose là de chroniques portant sur trente ans de la carrière de Bob Dylan (1959-1989). Et on se réjouit de recevoir le tome 2 à l’horizon 2020 pour les trente années suivantes.
Par CLARINO, contributeur de Caro dans le métro.